La vie est pleine de
surprises. Tenez, l’autre jour, je déambulais paisiblement sur
quelque plage californienne, un de ces endroits gorgés de baywatchs
plantureuses, quand j’avisai un individu dont le visage ne m’était
pas inconnu, mais qu’il m’était impossible de remettre
précisément. Un visage dont la partie inférieure semblait faite
des chamallows de notre jeunesse scoute, vous savez, ces friandises
plantées sur un bâton et fondues au feu de bois de la veillée,
tandis que s’élevaient dans les airs les ris et les chants de la
naïve et adolescente insouciance. Une chemise bariolée ouverte sur
un ventre mou mais généreux débordant du short à fleurs. Une
calvitie rubéfiée par l’astre solaire. Un port un peu raide,
vestige d’une éducation stricte et prégnante. Un regard
étonnamment malicieux. Cet homme tenait par les hanches deux
nymphes, superbes et manifestement peu farouches. M’approchant, mû
par une force mystérieuse qui ressemblait fortement à de la
curiosité, je tombais des nues en mettant enfin un nom sur ce visage
qu’estompait la brume du temps qui passe. Stupéfait, je ne puis
que bafouiller :
- Monsieur le Premier Ministre ! Votre Suffisance ! Mais… Que faites-vous ici, dans cette tenue ?
Evidemment, il était
très difficile de reconnaître l’ancien chef du gouvernement,
hilare, tant l’image d’un homme austère en costume trois pièces
à la sobriété anthracite et molle était gravée dans un cortex
peu enclin à une aussi brutale remise en question des certitudes.
- Nico.G, n’est-ce pas ? Détends-toi, tout ça, c’est de l’histoire ancienne, j’ai beaucoup changé, tu sais. Tiens, appelle-moi Ed.
- Bon sang ! Ed !!! Mais que fais-tu ici ? Cela ne se peut ! Et Karachi, tout ça ? On t’a laissé partir, tu as pu venir aux Amériques ?
- Oh oh oh ! Que veux-tu que j’aille foutre au Pakistan ? J’aime regarder les filles qui marchent sur la plage, leur poitrine gonflée par le désir de vivre, et avec les Pakistanaises, on voit que dalle.
Je ne reconnaissais plus
Edouard Balladur. On nous l’avait changé. Et qu’était-ce que
cette obsession pour le sexe opposé ? D’autant que je faisais
plutôt allusion à ses déboires judiciaires.
- Ah ?, me répondit-il alors, ça, c’est terminé, j’ai payé ma dette à la société et maintenant, je suis tes conseils, je suis cool, j’écoute les Growlers, je bois de la 8.6 sur l’estran en regardant le soleil se coucher, je butine ces magnifiques fleurs des plages aux douces fragrances, la vie est belle.
- Mais t’es con comme un footballeur, Edouard ! Arrête de penser avec ta bite, t’entends pas que c’est pas The Growlers ? Hé gros ! c’est The Growl ! Tu sais plus lire, ou quoi ? Tu n’as rien à faire en Californie, c’est l’appel de l’Australie que tu sens là !
Le visage jusqu’alors
rayonnant d’Edouard se ternit immédiatement. Le silence s’imposa.
Les deux filles commençaient à se tortiller, à s’agiter
nerveusement. Je compris que j’avais brisé une alchimie subtile,
promesse d’un bonheur béat. Il fallait que je dise quelque chose.
- Je comprends que tu te sois fait avoir, ils ont des moustaches, c’est un peu pareil, alors, bon… Mais c’est un peu plus nerveux, quand même, non ? Enfin, c’est pas tout-à-fait ça, mais bon, euh… Ce n’est quand même pas la même ambiance ! D’ailleurs, ils ont joué avec Tame Impala, tu vois, ils font partie des groupes plus produits, plus rock classique. C’est pas la plage, leur truc, Edouard. Ou alors ce n’est pas évident au premier abord. C’est clairement moins décontracté, plus sec, percutant, plus blues. C’est beaucoup plus bruyant, aussi, surtout au début du disque. Et, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, ce n’est pas le même chanteur. En même temps, maintenant que tu le dis, il est vrai qu’il a du charisme, la voix rauque et des choses à raconter. OK OK OK, ne vas pas t’exciter, c’est du psyché-quelque chose aussi, tu sais, le mot qu’on met à toutes les sauces, mais vraiment, tu conviendras que l’atmosphère n’est pas du tout celle des Growlers. Un peu plus électro, dans les rythmes, l’espèce de caisse claire, là. Et pas d’orgue du tout. Bon, il y a tout plein d’instruments, genre piano, harmonica, p’têt’ bien même du banjo. Alors quoi ? C’est un peu plus grandiloquent, malgré tout. Mais tu déconnes, Edouard, on peut pas confondre.
L’abattement se lisait
sur les traits de mon nouvel ami. Je sentais que mon consentement lui
importait et que j’avais été trop brutal. Je compris alors que sa
récente et radicale transformation l’avait fragilisé. Les larmes
coulèrent le long de ses joues tombantes. Ses épaules s’avachirent,
ses bras se relâchèrent, libérant de leur étreinte les deux
surnaturelles gourgandines. Il me jeta un regard triste, qu’il
détourna sans hâte vers l’Océan, jadis promesse de tant de
bonheur. Edouard Balladur se détourna, s’éloigna à pas traînant,
les épaules toujours écrasées du poids des années et des avanies.
Fatigué de tout. C’est ainsi qu’il disparut de mon existence.
Pathétique.
Les filles me regardaient
toujours. Je sautai sur l’occasion :
- Et vous, vous aimez les Growlers ?
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